Mon DG est control freak
Vincent, directeur commercial senior d'une PME, me demande de l'aider à préparer une animation pour faire contribuer les cadres de l’entreprise à l’élaboration de la stratégie commerciale 2019. Vincent a décidé de rompre avec la tradition du Powerpoint qu’il s’épuisait chaque année à présenter dans un silence ennuyé. “Cette année, je vais faire du participatif!". Vincent est convaincu de l’intérêt de consulter ses collègues qui sont des experts dans leurs métiers et pourront apporter des idées neuves. Cela permettra de les engager et d’éviter un débat stérile avec son patron qu’il a souvent du mal à convaincre.
Vincent est donc demandeur d’une posture économe en énergie et collaborative telle que le propose l’approche non-agir. Il a envie d’écouter et d’observer plutôt que d’être dans le volontarisme. Manager par le non-agir permet un partage plus équitable et créatif de la responsabilité et de la mise en oeuvre des décisions.
Vincent se verrait bien lancer rapidement le sujet et proposer aux cadres de se répartir en trois sous-groupes pour discuter pendant 20 minutes. Pour la phase de mise en commun des contributions, nous imaginons ensemble 3 idées d’animation, de la moins à la plus participative. Vincent m’a confié que le DG mobilise beaucoup ses cadres en organisant nombre réunions, plutôt très longues. Son DG aime aussi être en copie de tous les mails et en envoie constamment, même le weekend et parfois la nuit. Tous les jours, le DG est le premier arrivé au bureau et le dernier parti. Apparemment inquiet de l’initiative de Vincent, il lui a demandé de lui envoyer sa proposition d’animation… Pourtant Vincent n’est pas un junior nouvellement recruté. Depuis 8 ans, il assume avec grand succès sa mission!
Par retour de mail, le DG annonce qu’il choisit l’idée “moyennement participative” : chaque sous-groupe via son représentant présente en plénière le fruit de sa discussion. L'option 3 a été qualifiée de "trop compliquée” par le DG : chaque sous-groupe aurait reçu le feedback d’un autre sous-groupe (ce que nous aimons de vos idées, ce qui nous plaît moins) ce qui aurait permis d'alléger le travail d'animation de Vincent et de favoriser des échanges transversaux innovants dans cette entreprise traditionnelle. Sachant à quel point le DG a tendance à “micro-manager”, ce n’est pas étonnant. L’option 3 modélisait l’approche non-agir : Vincent n’aurait pas eu besoin de reprendre le micro, il aurait laissé aux cadres la co-responsabilité du résultat de l’animation. Ces derniers auraient pu déployer le maximum de créativité et d’engagement, voire même s’amuser!
Déjà, le DG a témoigné de son manque de confiance à l’égard de Vincent et du processus de consultation en choisissant à sa place la modalité de son animation. Mais cela ne s’est pas arrêté là, comme le montre l’échange de mails qui a suivi :
Cinq minutes après son premier email, le DG en envoie un autre :
Vincent, il y a des fautes d’orthographe (attention à la rigueur...). Pour gagner du temps il faut définir d'autorité les groupes.
Vincent a la sagesse de ne pas répondre. Au fil des années, il est parvenu à ne plus réagir impulsivement au flot d’emails qu’il reçoit chaque jour.
3 minutes plus tard, le DG écrit :
Je te propose les groupes suivants :
Groupe 1: Laure, Sophie, Eric, André, toi. Groupe 2: Pierre, Maurizio, Rémi, John, Antonio. Groupe 3: moi, Rogers, Anton, Dennis, Pedro. C'est équilibré en tenant compte de la diversité des profils, et tu gères le groupe 1. Ok ?
4 minutes après, Vincent répond sobrement :
Je ne participe pas aux groupes, je suis organisateur. Je ne veux pas être directif sur la composition des groupes.
3 minutes à peine s’écoulent avant que le DG ne réagisse :
Vincent, tu devrais selon moi participer à un groupe (quitte à les laisser parler). Si vraiment tu ne veux pas participer au groupe 1, il faut que Pedro y soit. Je pense qu’il faut être directif pour les groupes pour gagner en temps et en efficacité.
Vincent ne répond pas.
Après 3 minutes, le DG revient à la charge :
Vincent, si tu ne participes pas, je propose que Pedro soit dans le Groupe 1.
Vincent ne répond pas.
Vincent laisse passer toute la journée, et finalement il écrit ceci :
Je préfère que les groupes se constituent librement, il y aura plus de créativité, il faut leur faire confiance.
3 minutes après, le DG lui répond :
Ce n'est pas un problème de confiance, mais d’efficacité. J'ai toujours fait ainsi dans les différents séminaires. Par expérience, je sais que c'est la bonne méthode. En plus, c’est un gain de temps. Réfléchis-y.
Fin de l’échange.
Pourquoi cette obstination du DG à vouloir cadrer l’animation à ce point? Derrière les arguments rationnels (gain de temps et d’efficacité), il y a la peur de perdre le contrôle et de commettre des erreurs. La terreur du DG, c’est qu’il émerge de cette réunion des propositions qu’il ne pourrait pas contrôler. Le control freak est un tueur d’idées innovantes.
Il a besoin d’être rassuré pour calmer sa peur d’échouer, c’est pourquoi il envoie cette avalanche de emails à Vincent. Ce faisant, il exerce une forme de pression tout en semblant lui donner le choix (“Ok?'“, … “Réfléchis-y”). Dans son dernier email, le DG fait une tentative désespérée de convaincre Vincent en assénant des arguments d’autorité : “J' ai toujours fait ainsi”, “c'est la bonne méthode”.
C’est souvent son côté perfectionniste, discipliné et organisé qui a conduit le control freak au sommet de l’organisation. Tandis qu’il en gravissait les échelons, son caractère obsessif-compulsif s’est renforcé : il est incapable de s’arrêter de travailler et a du mal à déléguer, persuadé qu’il vaut mieux qu’il fasse tout par lui-même.
Vincent a réussi à supporter si longtemps ce patron control freak en utilisant trois tactiques : l’humour (qui permet une mise à distance), l’évitement (ne pas répondre aux emails, ne pas venir en réunion) et l’éloignement physique lors de ses déplacements professionnels dans toute la France. Ces comportements alimentent bien sûr l’inquiétude du DG et renforcent sa croyance : il ne peut pas faire confiance à Vincent. Le paradoxe est là : plus le DG veut le contrôler, plus Vincent lui échappe. D’un point de vue systémique on peut dire que la solution renforce le problème.
En voulant “faire du participatif”, Vincent introduit encore de l’incertitude dans le système du DG. Il y a fort à parier que lors de la réunion sur la stratégie commerciale, le DG tentera de prendre le contrôle de l’animation, plombant la créativité attendue.
Que faire?
En approche paradoxale, on prescrit le symptôme : Vincent pourrait “lâcher” et suggérer à son DG d’animer lui-même la réunion commerciale, voire de décider tout seul de la stratégie commerciale : quel gain de temps! Le DG se rendrait peut-être compte de l’absurdité de sa crainte.
Vincent pourrait aussi poser au DG la question “Si on laisse les groupes se composer librement, que crains-tu qu’il arrive? Ce serait quoi, le scénario du pire?” Le DG se rendrait peut-être compte qu’il ne risque rien, car ces cadres sont des adultes experts dotés d’un sens profond de leur responsabilité.
Le control freak ne prend généralement pas le recul nécessaire sur sa façon de fonctionner avant qu’un événement grave ne l’y force (démission, burn out, divorce, ….). Trop tard, il se rendra compte alors que sa difficulté à (se) faire confiance l’a empêché de vivre une vie sereine et de développer un environnement de travail stimulant et innovant.