Le non-agir … pour décupler la créativité
J’ai co-animé récemment un atelier d’expérimentation expérimental afin de faire vivre à une équipe un processus de “non agir” que j’ai modélisé, et de leur permettre de libérer leur potentiel de créativité. Parmi les participants, certains se vivaient comme trop stressés, débordés, ayant besoin de prendre du recul, ou de se renouveler dans leur vie professionnelle. De façon générale, leur métier de leaders du changement les rendaient curieux de cette approche millénaire mais méconnue. Le taoisme est une philosophie qui, depuis 3000 ans, a véritablement pensé le changement et comment s’y adapter. La polarité YinYang* représente les interactions constamment en mouvement entre nos tendances centrifuges à extérioriser, s'affirmer, consommer, bouger, agir (Yang) et nos tendances centripètes à se reposer, réfléchir, attendre, se taire, écouter (Yin).
Quand je veux agir (pôle Yang), voila ce qui peut se passer:
Je nage à contre-courant, vers l’amont et j’ai tendance à m’épuiser dans un effort souvent démesuré par rapport au résultat obtenu. Nous le faisons tous, car c’est ce que recommande notre idéologie occidentale du “Travaille dur, fais des efforts”. Nous préférons souvent les stratégies Yang car nous valorisons le volontarisme comme qualité de leadership (cf les offensives perdues d’avances des chefs militaires en 1917) aux stratégies Yin (reculer, se mettre à l’abri dans une tranchée en attendant la fin de la guerre pour survivre).
Je me laisse aller avec le courant : dans l’indécision, je suis ballottée, je laisse les autres choisir à ma place, je n’ai aucune marge de manœuvre et je me sens impuissante. Ce n’est pas du non-agir, c’est de l’inaction, de la passivité, de la perte de temps qui mène à l’échec car il n’y a pas de sens… Non-agir, ce n’est pas l’inaction qui résulte de la peur.
Je vais dans le sens du courant, celui de la moindre résistance tout en gardant la maîtrise de mon action. Comme lorsque je nage le dos crawlé. C’est pour moi la nage la plus reposante, qui m’évite l’effort de retenir ma respiration et l’inconfort de mettre la tête sous l’eau. Ce faisant, je réalise un geste élégant qui exige des mouvements précis, savamment dosés et une très grande attention pour rester dans ma ligne, connectée à la réalité qui m’entoure. Comme dans un accompagnement du changement, je ne vois pas d’avance où je vais, et je me guide par l’observation. Quand je fais corps avec le courant, et que je m’y tiens, c’est le courant qui nage pour moi, ce qui a l’avantage considérable de préserver mon énergie et même de l’amplifier.
Aller avec le courant, c’est le non-agir 无为 wu wei , l’art de l’agir sans effort qui peut prendre plusieurs formes, notamment :
l’action minimaliste, puissante et facile car elle ne requiert ni de pousser ni de tirer.
L’attente patiente (préparer le changement dans une inaction choisie) qui est une non-action décidée etstratégique.
Dans le Yijing, le manuel taoiste d’aide à la décision, il existe de nombreuses situations pour lesquelles l’action recommandée est…. le non-agir. Le plus souvent, la stratégie Yin est la plus maline. Mao expliquait que c’est la capacité de l’Armée rouge à battre en retraite (vécue comme une vraie compétence et non comme une humiliation) qui lui a permis de gagner la guerre civile en 1949.
Nos clients aiment croire qu’ils peuvent piloter, voire forcer le changement (stratégie Yang) et nous coachs, risquons de leur donner raison quand nous répondons à cette demande avec des outils plutôt qu’avec des questions qui ouvrent un espace de libre arbitre et leur permettent de changer de perspective sur leur propre situation (stratégie Yin).
Dans la fable taoïste de Mengzi, un paysan impatient de récolter tire chaque nuit sur ses radis pour les faire pousser plus vite… jusqu’à les tuer tous. C’est ce qui arrive au coach qui veut un résultat pour son client. Il stoppe son développement au lieu de lui fournir ce dont il a besoin pour “grandir » (to grow): du temps, de l’espace, de la présence, de l’écoute, quelques graines (nos techniques métier) encore du temps, une prise de recul et beaucoup de confiance mutuelle.
J’ai proposé à ce groupe d’expérimenter ces “ingrédients” avec des consignes un peu déroutantes et paradoxales pour les détourner de l’agir obsessif (regarder son téléphone, faire des listes, chercher des solutions, et toutes les pensées conventionnelles qui nous occupent l’esprit et les mains et empêchent le vide, l’ennui puis la créativité de prendre le pouvoir … ) et des conversations automatiques que l’on est souvent tenté d’engager pour meubler…. Ils ont fait l’expérience de l’inquiétude première, puis de la détente et même du plaisir que cette posture de no-agir consciente procure. Elle ouvre un espace de liberté en sécurité et libère l’intelligence collective.
La possibilité d’aller avec le courant est tellement antinomique avec nos croyances que cela nécessite plusieurs étapes et conditions préliminaires afin de se préparer à lâcher prise (c’est à dire à lâcher la peur d’échouer). Mais cela vaut le coup car elle débouche sur la possibilité de faire du nouveau d’abord en termes relationnels, puis en permettant d’inventer de nouveaux processus collaboratifs qui eux-mêmes débouchent sur l’innovation produits et services.
« Agis sans faire, travaille sans effort » dit Laozi dans le Daodejing.
Ca fait envie, non ?
* à lire : Yinyang, de Cyrille Javary, 2018, Albin Michel